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LE PROCÈS DES ADOS "TRANS"​ ET LES RASOIRS DE LA CIVILISATION

L. Poenaru




1.


Je voudrais partager avec vous le choc ressenti en lisant l'article L’en-quête des adolescentes « trans » de Laurence Croix, paru dans la revue Figures de la psychanalyse (2022/1, no 43, pages 163 à 176): https://www.cairn.info/revue-figures-de-la-psy-2022-1-page-163.htm


Une épidémie? Car on y défend la thèse de l'épidémie "trans" et j'ai l'impression qu'on retourne dans l'obscurantisme. En-quête vs enquête? Pourquoi pas un procès? Certes, il y a une clinique (réelle ou fabriquée par la société ou l'industrie du bien-être) du sujet "trans" très complexe que nous devons approcher avec le plus grand soin (plus en accompagnant qu'en pathologisant) aussi avec une lecture sociologique, politique, économique et critique. Cela me fait penser au "meurtre social" produit par les normes et donc les normes psychanalytiques qui sont alors elles-mêmes à diagnostiquer selon l'approche "diagnostic sociologique" chère à Durkheim, Fromm, Elias, Marcuse, etc.


"Nous n’avons pas de chiffre en France qui puisse rendre compte de ce phénomène que nous qualifierons néanmoins, avec É. Roudinesco, d’épidémique" (Croix, 2022, p. 165).
"En effet, tout va très vite, non seulement le phénomène épidémique [trans] mais les choix médicaux, sociaux, politiques et éducatifs aussi. Sans le recul clinique que la Grande-Bretagne ou la Suède ont pu acquérir, et qui les a menées récemment à réviser leurs pratiques et à faire marche arrière en prenant conscience du phénomène, plus lié évidemment aux vicissitudes de l’adolescence qu’à une ontologie du genre soudaine qui autoriserait les pratiques médicales et cliniques dites « affirmatives ». La jouissance de ces nouvelles mystiques fracasse non seulement les familles, les orientations thérapeutiques et éducatives d’émancipation sociale et psychique, mais aussi tente de « déconstruire » les piliers de la civilisation que sont la différence des sexes et la différence des générations. Changer de sexe » équivaudrait donc à se débarrasser de son sexe de femme mais aussi très souvent se débarrasser de ses liens à ses géniteurs et parents ou au contraire, pour des parents qui ne supporteraient pas les orientations de genre ou sexuelles de leur enfant, à faire le sacrifice de son corps propre. Mais une humanité ou une civilisation sans sexe et qui ne reposerait que sur l’apparence de genre, stéréotypé de surcroît, est-elle viable ?" (Croix, 2022, p. 172).

Pourquoi une mutation — majeure, certes — à massacrer et à pathologiser à ce point par l'intermédiaire d'affirmations axiomatiques qui se veulent d'essence psychanalytique et donc l'expression d'un savoir? Pourquoi "nouvelle jouissance mystique" et pourquoi la différence des sexes et des générations seraient les "piliers" de la civilisation? Pourquoi autant de certitudes et comment peut-on réduire une civilisation à ces piliers hautement critiqués ailleurs? Est-ce que cela veut dire que les "trans" sont les raté.e.s de cette civilisation car elles/ils ne sont pas sur ses rails et rejettent ses diktats? J'ai toujours en tête Marguerite Duras ("Hiroshima, mon amour"): "J'ai l'honneur d'avoir été déshonorée. Le rasoir sur la tête, on a, de la bêtise, une intelligence extraordinaire." Ont-elles/ils l'honneur d'avoir été déshonoré.e.s par cette civilisation et cette psychanalyse qui s'accrochent avec ténacité et certitude à leurs rasoirs?


J'ai visité (pour préparer le numéro HLGBTIQ+++ de la revue In Analysis, Volume 4, Issue 3,) l'Association Refuge à Genève (qui accueille des personnes trans) et la responsable m'a donné sa vision des choses: la plupart des tentatives de suicide ont lieu à la sortie d'une consultation psy. Laura Garnier (Association Arc en ciel Toulouse Occitanie), interrogée par Jacques Boulanger, notre collègue de la revue In Analysis, pour le même numéro (https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S2542360620300895) affirme ceci:


Si un blocage se produit chez le psy, le candidat à la transition vit une catastrophe car il se sent refusé, contraint de garder un genre dans lequel il ne se reconnaît pas. Dans ces situations, certains peuvent en arriver au suicide. (...) Nous parlions des pièges des mémoires inconscientes : le psy lui-même en est victime et peut avoir des paroles malheureuses. J’ai personnellement entendu cette phrase : « Heureusement que vous avez fait votre transition avant que votre fille ait eu cinq ans, sinon il y aurait eu un risque potentiel d’homosexualité ». (...) Il y a ici un précipice entre le vécu intime de la personne trans et les discours pseudo-scientifiques et moralisateurs que l’on entend de personnes supposées savoir. C’est vraiment le problème des psys, ce supposé savoir, cette domination par la posture savante. (...) L’expérience montre que le psy va immédiatement relier ce malaise à la seule problématique de la transition, ce qui nous semble abusif. La psyché n’est pas faite de compartiments étanches et il y a nécessairement des liens entre une souffrance psychique et l’épreuve de la transition, mais il n’y a pas à rechercher de lien de causalité directe. Le faire supprime la légitimité du projet de transition et c’est exercer une grande violence.

On peut donc voir ce type de tag sur les murs de Paris:


Alors autorisons-nous la question qui découle de ce qui précède: tout cela semble-t-il confirmer — de manière extrêmement paradoxale — un lien psy-suicide? Où en sommes-nous alors avec le meurtre social et surtout la fameuse énonciation subjective (chère à Deleuze, Guattari, Lazzarato) supprimée par la psychanalyse (comme dans l'article de L. Croix) sous prétexte d'écoute de l'indicible, de subversion et de connaissance de l'inconscient individuel? Laquelle de subversion? Et la place de la pluralité des voix/voies intérieures que permet d'émerger la culture des réseaux sociaux (que je critique de mon côté dans mes écrits, que je mets du côté de la guerre économique et psychologique induite artificiellement par l'abondance des codes de la propagande qu'on injecte inconsciemment pour générer l'engagement en ligne et la consommation)? Mais malgré les effets secondaires de ce contexte, pourquoi l'émergence des pluralités (l'individualité, la révolte, la différence, la liberté d'être soi) n'est-elle pas respectée selon le principe de l'énonciation individuelle censé définir la psychanalyse?


Et s'il s'agissait de l'expression, enfin, d'un inconscient queer qui n'est pas aussi bisexuel que Freud a bien voulu le croire (Poenaru, Au-delà de la bisexualité constitutive : la queersexualité psychique: https://www.sciencedirect.com/science/article/abs/pii/S2542360620301013)? Un inconscient qui, comme toujours, se détache du biologique pour prendre des formes plutôt oniriques que celles imposées par l'ordre social. Il y a clairement une contamination sociale et émotionnelle exploitée de manière perverse par les réseaux sociaux et la société du spectacle et qui rend les ados malades - on ne peut pas le nier et, sur ce point, nous sommes dans l'urgence d'actions politiques et de santé publique. Sauf que nous devons faire très attention pour ne pas tout mélanger (les identités, les défenses, les procédures médicales, le nécessaire diagnostic permettant de suivre des traitements, la diversité des possibles d'être "trans", la normativité, la réaction des parents, les effets pervers d'Internet et des réseaux sociaux, l'évolution de la société, etc.) même si tout est intriqué. Aussi, ne pas réduire la complexité du phénomène à un seul facteur, p. ex. la réaction des parents ou les bénéfices apportés à l'industrie du bien-être.


Selon la prestigieuse revue The Lancet (DOI:https://doi.org/10.1016/S2215-0366(22)00193-6, "le suicide chez les enfants est un problème de santé publique urgent. Le nombre croissant de décès par suicide et de visites aux urgences pour idées suicidaires et automutilation chez les enfants n'est peut-être pas entièrement représentatif ; il est probable que beaucoup plus d'enfants sont en détresse mais ne cherchent pas d'aide. Nous avons effectué un examen systématique et une méta-analyse des études existantes afin de quantifier la prévalence des idées suicidaires et des comportements autodestructeurs chez les enfants de la communauté âgés de 12 ans et moins."

De plus, la lanceuse d'alerte Frances Haugen annonce que Meta (Facebook) savait depuis des années, grâce à des recherches internes, qu'Instagram poussait les ados au suicide (sans parler des autres expressions pathologiques). Les données épidémiologiques concernant les ados abondent, il est vrai, pour parler d'ados qui menacent de vouloir mourir, dont la vie n'a plus de sens. Là, nous avons la preuve, les ados évoluent dans une culture de l'image mortifère, programmée par les ingénieurs du Net pour le profit des industries (du bien-être aussi, comme l'affirme Eva Illouz, dont les psys font partie). Une causalité multifactorielle!


Mais tout cela n'informe pas forcément sur une "épidémie" trans, ni n'autorise la pathologisation du sujet trans via des interprétations psychanalytiques aberrantes (qui méritent elles-mêmes un diagnostic) ou une corrélation certaine entre ces constats et les évolutions "trans". Nous sommes par conséquent dans l'obligation, pour des raisons scientifiques et humanistes (questionnant l'épanouissement de l'humain à l'ère de la démultiplication des possibles), de désintriquer la pluralité des facteurs afin d'aboutir à une compréhension valide du phénomène.


Car comment savons-nous que les réseaux sociaux ne permettent pas simultanément l'énonciation individuelle (plus que celle permise par la psychanalyse), la libération de la pluralité intérieure étouffée par les normes de la domination masculine, sociale et industrielle bâties sur des slogans comme "Famille, honneur, patrie" ou encore "Liberté, égalité, fraternité" qui ont mené la civilisation à une perte annoncée par beaucoup de penseurs? Alors à quels piliers de la civilisation L. Croix fait-elle référence? Des normes qui ont fait que l'autorité et la loi symbolique du grand Autre ont perdu leur crédibilité, tout simplement, car elles sont fondées, paradoxalement, sur la productivité, l'accumulation capitaliste et le rejet de l'énonciation subjective. Une libération, certes, immédiatement exploitée par l'industrie pharmaceutique, comme le cybercapitalisme qui exploite l'ensemble des traits de notre inconscient. C'est le procès de Zuckerberg qui doit être mené jusqu'au bout pour avoir poussé des ados au suicide (comme Hitler a mené les Juifs vers les chambres à gaz) - effets d'Instagram dont il était au courant - mais pas celui des ados trans qui s'autorisent à être autre chose que ce qui est dicté par la société! Mais tout cela est en collusion avec "the American way of life" devenue un modèle global tout en démontrant la dissémination des pouvoirs et des logiques juridiques - grâce à la globalisation - ce qui ne permet pas d'arrêter un des criminels les plus puissants de ce siècle, malgré les mises en scènes pathétiques du Sénat américain.


Mais pourquoi cette potentielle libération est-elle tuée dans l’œuf par la psychanalyse?


Sans aucun doute, nous devons réunir nos connaissances pour comprendre le phénomène et l'accompagner. Mais proposer des lectures aussi dogmatiques et cruellement normatives ne peut que favoriser le suicide et la psychiatrisation de jeunes qui s'autorisent peut-être enfin (et c'est une révolution anthropologique que nous transformons en cataclysme?), face à l'anéantissement de la parentalité (à tort ou à raison) par les corporations et le capitalisme scopique, de se libérer. Au point que ça choque, en effet, la norme industrielle (paradoxalement) et psychanalytique... Alors jetons-les en prison, dans des thérapies de conversion (on le fait déjà avec l'homosexualité!), dans des asiles psychiatriques! Car ce sont des professionnels de la santé qui s'expriment ici, comme des scientifiques se sont exprimés tout au long de l'histoire à propos des races (à marginaliser, à exploiter, à tuer), des homosexuels, etc. C'est ça qui me choque: on retourne à une autorité fasciste et on perd la dialectique, l'esprit critique, la contradiction, la pluralité des possibles qui, par essence, caractérisent les sciences. Mais la psychanalyse est-elle scientifique?




2.

Je vous remercie, Elisabeth Roudinesco, d’avoir partagé le compte rendu de la journée du 20 mai 2002 “Autour de la transidentité” que vous avez souhaité élaborer en respectant le principe dialectique, tout en attirant notre attention sur le fait que le sujet divise, déchire et nous met en guerre, montrant que nous arrivons sur un terrain miné voire dans un angle mort des idéologies dominantes dans divers domaines. Terrain miné donc par qui, par quoi? Les idéologies, l’idéal de subversion, les normes, le choc des parents, la liberté, la pathologisation (industrielle) devenue une arme de destruction/réparation, l’incongruence avec la société bourgeoise, ses codes et ses exigences iconiques et neuro-cognitivo-comportementales, la créativité du vivant, le refus de l’intrication des pulsions de vie et de mort intolérables (finalement, par la psychanalyse aussi qui prône - en trompe-l’oeil parfois et contaminée par la société libérale? - par ses exigences de vérités profondes et subversives, leur inévitable existence)? Qu’est devenu le fameux idéal de subversion si on pathologise tout (comme le fait L. Croix) en appliquant tous les clichés psychanalytiques qui nous tombent sous la main (sur le modèle prototypique Colette Chiland?): problème de différence des sexes, défense contre la psychose, deuils non faits, mentalisation déficiente... Au nom de quoi, de qui, nous pathologisons la multiplicité des expressions de l'être humain et du vivant (là, on peut tirer le chapeau à Patrick Landman qui se bat contre les DSM)?

« On pourrait alors proposer que le transsexualisme est une défense contre la psychose. J’ai rencontré quelques cas de transsexuels qui ont voulu non pas être un homme ou une femme, mais remplacer le frère mort ou la sœur morte avant leur naissance. Les psychiatres d’enfants connaissent bien cette problématique de « l’enfant de remplacement » qui peut conduire à la psychose. Pour le transsexuel, le remplacement est voulu, ressenti comme une mission, et non subi, et la défense contre la psychose est réussie. Naturellement, ce n’est pas une névrose, bien qu’il puisse exister chez le patient des mécanismes et des parties névrotiques, sur lesquelles on pourrait tenter de s’appuyer dans une psychothérapie. Mais la mentalisation n’est généralement ni aisée, ni riche » (Chiland, 2011, p. 566).

Je pense qu’il y a une limite à ces injures pathologisantes qui divisent, qui contribuent à la création d’un terrain miné et que, face à l’impossibilité du dialogue (non, Mme Roudinesco, la dialectique n’a pas toujours été le propre de la psychanalyse) et que lorsque les limites sont trop dépassées par la violences des regards (bien qu'ils soient professionnels) on en arrive aux mains, comme il est arrivé à l’Université de Genève avec le Collectif CRAQ [dont ont été victimes, vous le rappelez, Caroline Eliacheff et Céline Masson (29 avril 2022), ainsi qu’Eric Marty (18 mai) malgré son érudition qui campe dans l'arrogance et le mépris].

« On pourrait dire que le sujet patriarco-colonial moderne utilise la majeure partie de son énergie psychique à produire son identité binaire normative : angoisse, hallucination, mélancolie, dépression, dissociation, opacité, répétition… ne sont que les coûts psychologiques et sociaux générés par le double dispositif d’extraction de la force de production et la force de reproduction. La psychanalyse n’est pas une critique de cette épistémologie, mais la thérapie nécessaire pour que le sujet partriarcal-colonial continue à fonctionner malgré les coûts psychiques énormes et la violence indescriptible de ce régime. Face à une psychanalyse dépolitisée nous aurons besoin d’une clinique radicalement politique qui commence par un processus de dépatriarcalisation et de décolonisation du corps et de l’appareil psychique » (Preciado, p. 84-85).

Il n’est toujours pas clair pour moi pourquoi les personnes transgenres sont en “grande souffrance” et pourquoi l’on parle d’épidémie. Tout cela est-il en lien avec les facteurs que j’énumère à propos de ce qui mine ce terrain? Il est vrai que les interventions médicales, paradoxalement et obligatoirement (en Suisse aussi), ont lieu à la suite d’un diagnostic psychiatrique, ce qui met ces personnes, à mon sens, dans un entre-deux du médical et du non médical (nous savons que les associations “trans” militent simultanément pour la dépathologisation de cette orientation et des démarches qu’elle implique). Mais ce n'est pas une raison suffisante pour en faire des abrutis qui créent une disruption parmi les "piliers de la civilisation"! Peut-être que cette disruption est-elle nécessaire et elles/ils en sont l'incarnation?


Il n’est pas clair non plus pourquoi cette dichotomie “pensée woke”/”cancel culture” aussi longtemps que nous ne connaissons pas la diversité et les chiffres concernant les personnes qui passent par l’hormonothérapie et le bistouri - à ma connaissance les chiffres épidémiologiques sont plutôt faibles par rapport à la population dite "transgenre".


Si nous jetons un oeil uniquement sur l’article de Grazi, Sammartano, Taverna, Knowles, Trombetta, Barbone ( https://doi.org/10.1016/j.sexol.2020.12.003) on lit:

“Les données sur la prévalence de l’incongruence de genre (IG) sont influencées par la définition nosographique et par les différentes méthodologies mises en œuvre par les chercheurs pour évaluer les nombres de cas. Selon les estimations existantes, la prévalence, qui présente de larges variations, se situe entre 0,1 % et 1,1 % chez les adultes, avec un ratio homme vers femme (« ratio male-to-female » — MtF), femme vers homme (« female-to-male » — FtM) de 1–6. Chez les enfants, la littérature rapporte une prévalence entre 1 % et 4,7 %, avec une prédominance du ratio MtF chez les enfants, et de 1,2 % à 16,1 % chez les adolescents pour lesquels le ratio FtM semble prédominant. Les études basées sur l’accès aux cliniques transgenres sont susceptibles de sous-estimer la prévalence de l’IG alors que les études qui mettent l’accent sur les données autodéclarées ou déclarées par les parents pourraient surestimer le phénomène. La littérature décrit des taux élevés de troubles affectifs et d’anxiété (18–80 %), de fréquents troubles de la personnalité (20–70 %), des tentatives de suicide et des blessures auto-infligées chez les personnes vivant avec une incongruence de genre. Ces problèmes semblent s’améliorer après un traitement d’affirmation de genre. (...) Il est essentiel de déterminer la véritable prévalence de l’IG afin d’assurer un soutien médical adéquat. Les futures études devraient être basées, soit sur de grandes cohortes multicentriques, soit sur la population générale, faisant appel à des échantillonnages fondés sur les répondants et comprenant également des sujets qui n’ont pas recours aux services proposés par les cliniques transgenres, afin de minimiser les biais de sélection.”

De plus, bien que ces données puissent être obsolètes par rapport aux changements accélérés au sein de ce phénomène, selon Nolan, Kuhner, Dy (doi: 10.21037/tau.2019.04.09), la chirurgie génitale représente seulement entre 4-13% de la population “trans” - car là il s’agit d’une modification relativement radicale et effrayante par rapport à notre vision normative du monde.



En guise de synthèse, je ne peux que défendre ces postures/hypothèses qui pourraient se condenser dans l’interprétation du phénomène “trans”:


  • Nous assistons à la libération des expressions individuelles et à la perte de crédibilité de ceux qui incarnait la "loi symbolique" qui n'a fait qu'injecter dans les inconscients les normes de la société industrielle/patriarcale/productiviste dont les jeunes — plus libérés et plus opposés à ce système qui annonce la fin d'une planète qu'ils doivent habiter ces prochaines années et qui a été détruite par la furie consumériste de leurs parents — ont compris les limites et les dangers.

  • Internet et les nouvelles technologies de l'information et de la communication génèrent des mutations internes qui probablement se répercutent sur l'organisation psycho-sexuelle — qu'est-ce qui nous autorise à dire qu'il s'agit d'une pathologie et qu'"avant c'était mieux"? Les refoulements (si on les considère comme fondateurs de la psycho-sexualité et de l’inconscient) n'ont-ils pas toujours évolué — comme le rappelle Mazurel (2021) — avec l'évolution de la société, des mœurs, de l’éducation, des conditionnements, des contaminations émotionnelles et sociales? N’a-t-on pas la preuve, avec les "trans", que le socle psychologique peut être indépendant voire dominant par rapport au socle biologique (ce qui, malgré les controverses, est un postulat fondamental qui a fait le pain quotidien des psychanalystes) et qu’il est dépendant d’une condensation (sur le modèle des mécanismes du rêve proposé par Freud) de diverses sources, dont le social, l’environnement, les expériences précoces et plus récentes, etc.?

  • Nous savons que les réseaux sociaux œuvrent volontairement à la création de l'addiction, mais là encore, cela n'autorise pas à faire des amalgames "professionnels" et à pathologiser l'émergence de la diversité "trans" car nous présentons tous en ce moment une addiction que j’appelle “ordinaire” dont on ne parle plus depuis la pandémie, moment où le numérique aurait sauvé l’humanité, l’économie, le social, etc..

  • Nous n'avons pas suffisamment évalué (diagnostiqué) la société cybercapitaliste ni les effets des normes sociales, psys et médicales sur la santé des jeunes "trans" (dans une perspective "clinique sociologique") voire sur la population générale.

  • Nous n'avons pas suffisamment (voire pas du tout) évalué les effets des psychothérapies et plus spécialement de la psychanalyse sur les problématiques "trans" (aussi longtemps que des tentatives de suicide semblent avoir lieu à la sortie de consultations psys, alors que nous jetons la faute sur la "problématique trans" tout en évitant la plurfactorialité). Alors pourquoi les psys sont-ils dangereux pour cette population? Un métier trop normatif, trop éduqué par l'industrie du bien-être qui crée le mal pour prétendre le guérir?


Enfin, pour revenir à l'intrication vie-mort, je dirais qu'elle est l'expression de l’infini des possibles et de la créativité de la vie/mort qui a été clivée par l’industrie (du bien-être, de la psychothérapie, de la psychanalyse, du pharma, de la “réparation de l’être” comme d’une machine qui doit fonctionner/produire/consommer correctement, etc.) et par la société du spectacle comme par l’esclavage scopique qui crée ses profits sur ce clivage (sur l’illusion de l’éternité, de l'image, du cybermysticisme) et, paradoxalement, sur la création du mal, du danger, du risque qui sont aussi sources de profit car font courir les individus vers une industrie qui les sauve, qui promet de les mettre du côté de la vie. Il y a donc une capitalisation de ce clivage alors que les deux sont indissociables et les deux devraient être intégrées dans toute approche du vivant, les deux devraient représenter des valeurs fondamentales indivisibles et irréductibles. On devrait donc se réjouir de la vie, mais aussi de ses transformations, comme de la mort, de la maladie, du suicide, du suicide assistée comme diverses facettes de l’existence qui nous offrent la chance de traverser l’infini, sa créativité et son chaos potentialisés par l’intrication vie-mort. Mais la morale bien-pensante, bourgeoise, industrielle, a créé l’outrage face à la mort, à la maladie, au suicide, à l'autodétermination, à l'autonomie, aux transformations voulues par la vie et non pas par la société, là où la société, ses spectacles, ses manipulations, ses mensonges, ses productions toxiques et ses profits perd sa suprématie face à la vie tout en exploitant ses défaillances.


C’est pour cela que, si la psychanalyse respectait ses valeurs fondamentales de subversion et le principe d’intrication des pulsions de vie et de mort, elle ne devrait rien condamner, rien pathologiser et prendre toutes les expressions vivantes comme des intrications pulsionnelles naturelles et des différences individuelles. C’est là qu’on voit qu’elle a été aliénée par l’industrie et les normes sociétales qu'elle injecte (Marx a beaucoup travaillé sur ce sujet!) et qui cherchent à fabriquer des animaux productifs, socialement adaptés, qui fonctionnent correctement, comme des machines réparables (Guattari parle d’inconscient machinique), qui doivent longer les murs, marcher droit, éviter les différences, la révolte, l'inproductivitié... D'où l'effroi des transformations "trans"?



3.

En réponse à Laurence Croix qui considère que je transpire la haine contre la psychanalyse, je voudrais souligner que je n'ai pas créé la revue In Analysis par malveillance, comme elle le déforme avec insistance — il ne manque plus qu'un diagnostic psychopathologique, pour appliquer à mon égard le même pattern d'évaluation qu'avec les "trans"!. Ainsi, on se renvoie la balle diagnostique, comme dans un match de tennis, et le meilleur gagne (ses honneurs et ses applaudissements), et les spectateurs auront passé un bon moment de loisir... Mais ce n'est pas de la société du spectacle dont il s'agit, mais de vies humaines (bien que nous soyons actuellement conditionnés par la société du spectacle — au sens de Guy Debord).


Pour revenir à la revue In Analysis, je tiens à rappeler qu'elle été créée avec des collègues enseignants à l'Université qui souffrent le plus de cette psychanalyse "entre soi", à la recherche d'une psychanalyse dialectique (perspective intolérable pour certains psychanalystes). L'approche que nous proposons est généralement manquante dans la psychanalyse dominante (alors qu'elle est pratiquée et théorisée de milliers de manières), ce qui a contribué à son élimination de nombreuses universités. Au contraire, mon projet est de pérenniser la psychanalyse dans les milieux cliniques et académiques, avec la conviction que cela peut avoir lieu si et seulement si nous élaborons une psychanalyse dialectique qui tolère la contradiction et le tiers théorique. Faute de cela, la discipline sera toujours la victime de ses propres intolérances vis-à-vis du tiers (une discipline fondée, paradoxalement, sur le postulat que le tiers est un des principaux organisateurs du psychisme...).


Car au Qatar elle est considérée une philosophie et à Genève elle n'est plus enseignée dans les cursus de base en psychologie depuis 20 ans. En revanche, il est réjouissant de savoir qu'en France, elle est reconnue d’intérêt sanitaire par la loi relative à la santé publique (votée en 2004). Pour ma part, je ne pense pas qu'elle est éliminée des universités uniquement car "elle théorise des parts inacceptables de la nature humaine", litanie bien défensive qu'on entend souvent - je propose plus bas une liste de quelques failles qui contribuent à son éviction.


Cosmin Gheorghe (enseignant à San Francisco) qui ouvre le prochain débat de In Analysis dédié à la Psychanalyse à l'Université nous informe qu'aux Etats-Unis: « l’on trouve tous les modèles possibles et imaginables, tandis que de nombreux programmes de formation offrent rarement une perspective psychanalytique solide, préférant se concentrant sur ce qui est à la mode en psychothérapie à ce moment-là ». OK, il y a la mode, mais pas que...

Pour ces raisons, j'affirme ceci dans ma prochaine publication:



Extraits de "Fascination et horreur de la psychanalyse" (sous presse, In Analysis, 2/2022).

"Je suis pour et contre la psychanalyse, pour le développement de ce domaine fascinant de connaissance et contre la culture dogmatique et monstrueuse qui la parasite tout en la rendant inadaptée au contexte actuel. Car, en fin de compte, être pour et contre devrait être le devoir de tout scientifique qui fonde sa réflexion sur la dialectique, la contradiction et la pluralité des perspectives, puisque tout argument bascule dans l’idéologie s’il ne lui est pas autorisé de se confronter à la contradiction.
(...)
Il est, naturellement, impossible de proposer une liste exhaustive des failles épistémiques, épistémologiques et méthodologiques de la psychanalyse. Indiquons néanmoins, avant de questionner le thème qui est au cœur de ce commentaire – fascination et horreur de la psychanalyse – une série de problématiques qui peuvent apparaître dans les pratiques et les enseignements:
Refoulement des facteurs environnementaux (sociaux, économiques, politiques, culturels, climatiques) de la compréhension du développement précoce (réduit à un noyau familial isolé de l’environnement) et de la vie actuelle dominée plus par les pères corporatistes que par les pères de la famille nucléaire.
Refoulement de l’Histoire (Mazurel, 2021).
Confusion théorie-recherche-clinique (Poenaru, 2021).
Refus de la triangulation théorique tant dans l’interprétation clinique que dans la méthodologie de recherche (qualitative et/ou quantitative).
Réduction, en France par exemple, de l’enseignement de la méthodologie, y compris de la méthodologie de la recherche, aux contenus cliniques, à un cursus isolé des dynamiques de l’essentiel du champ de la psychologie scientifique (HCERES, 2018).
Persistance et consolidation systématique de l’idéologie patriarcale via l’usage du complexe d’œdipe comme socle de l’organisation psychologique individuelle.
Incompréhension de la “scientificité de la psychanalyse” - sujet maintes fois débattu dans le cadre de la revue In Analysis.
Refoulement de la subjectivation (comme en témoignent les minorités LGBTIQ+).
Non-développement du Moi Critique (instance qui ne peut que favoriser la mentalisation, les métacognitions et de meilleures défenses vis-à-vis d’un environnement qui sature, exploite, épuise et modifie les structures neuro-cognitivo-comportementales individuelles à des fins de profit et de manipulation).
(...)
Nous n’avons pas fini d’entendre parler de la psychanalyse et pour cause. L’humanité n’est pas dupe, elle sait très bien qu’il existe un monde interne obscur, contradictoire, conflictuel, effrayant, insurmontable, rebelle, croyant, autonome, hermétique. Un bloc qui conservera toujours des parts insensibles aux prescriptions de bien-être, de réussite et de succès de la société consumériste. Un monde interne soumis aux injonctions autres que la rationalité et qui s’exprime (heureusement pour nous et pour notre sentiment d’exister en tant qu’être vivant capable de s’émouvoir) plus comme un volcan en ébullition dont la lave peut déborder d’une minute à l’autre que comme un soldat respectant à la lettre les règlements de son armée en pleine guerre économique. Je dirais même que plus nous tentons d’endiguer, de manipuler et de pervertir les mouvements naturels de la vie (en procédant à une extraction bio-neuro-cognitivo-comportementale via un capitalisme anthropo-cybercriminel), plus nous produisons de la souffrance et plus les mouvements en question s’expriment d’une manière déviée (qualifiée généralement de "pathologique") voire comme une manifestation d’une tentative de retrouver un équilibre psychique."

BIBLIOGRAPHIE

Chiland, C. (2005). Problèmes posés aux psychanalystes par les transsexuels. Revue

française de psychanalyse, 69(2), 563–577.

Mazurel, H. (2021). L'inconscient ou l'oubli de l'histoire. Profondeurs, métamorphoses et révolutions de la vie affective. Paris: La Découverte.

Preciado, P. B. (2020). Je suis un monstre qui vous parle. Rapport pour une académie de psychanalystes. Paris: Grasset.

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