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SCIENCE DU PERSPECTICIDE ET PSYCHANALYSE : LE VIDE ÉPISTÉMIQUE.

À propos du livre Mindf*ck de C. Wylie


(sous presse)

Liviu Poenaru


EXTRAIT


SCIENCE DU PERSPECTICIDE ET VIOL PSYCHIQUE


Simulation in silico d’une future société et mise au point des stratégies pour y parvenir, déstabilisation progressive de votre environnement, connaissance de votre vie intime et de votre état profond mieux que vous-même ou vos proches, accentuation des démons internes, stimulation de segments fragiles de votre personnalité, parasitage des mécanismes de défense de votre cerveau, substitution de votre self, manipulation des perceptions, des émotions et des comportements, création de communautés de colère et de paranoïa, excitation du racisme et des pensées conspiratrices à l’aide d’expériences psychologiquement abusives, activation par tous les moyens de l’engagement en ligne et de la recherche d’informations pour donner un sens au chaos sociétal induit artificiellement, culture de la catastrophe, imposition des modèles de récompenses fréquentes mais irrégulières obligeant à retourner “jouer”, militarisation des informations sur le modèle PSYOP[1] – cette science du perspecticide fondée sur des données de la vie réelle (in real life data) et sur l’intelligence artificielle peut être qualifiée de viol psychique global. Elle semble dangereuse à la fois pour les subjectivités et pour la connaissance en général, puisqu’elle génère conjointement un brouillage du savoir via la recherche inlassable d’informations qui nuisent, paradoxalement, au traitement profond de l’information. Wolf (2018) aborde ces questions en interrogeant les processus de lecture approfondie (deep reading processes) : Le mélange d'une série apparemment infinie de distractions pour l'attention et l’accès rapide à des informations immédiates et volumineuses altèrent-ils notre capacité à penser par nous-mêmes ?


Les données qui nous préoccupent sont basées sur une philosophie à la fois profondément vraie et profondément perverse. A propos du programme de chaotisation du monde entrepris par Steve Bannon et plus largement par les régimes/logiques du Web, nous pouvons reconnaître qu’il est vrai que l’humain, comme tout le vivant, possède une dimension chaotique ou entropique (Dodds, 2011) qui a tendance à être éliminée/contrôlée par la société de surveillance, comme par les théorisations psychanalytiques qui ont privilégié la structuration psychique à la créativité du chaos. Il est vrai qu’il existe une violence fondamentale en nous tous, bien connue dans le domaine psychanalytique (Bergeret, 1984). Il est vrai aussi que, comme le confirme Wylie et CA, des manipulations secrètes ont lieu à divers niveaux et depuis toujours dans nos sociétés, constat qui permet d’alimenter l’idéologie complotiste qui alimente à son tour le digital labour. Nous devons néanmoins pointer, dans le contexte actuel, l’existence de boucles de rétroaction mêlant le vrai et le faux afin de stimuler l’engagement dans la chaotisation algorithmique volontaire et, plus gravement, du monde. Il devient de plus en plus difficile de distinguer le vrai du faux (voir la culture des fake news qui concerne tous les domaines, de la science aux modes de vie). Ces boucles rétroactives sont constitutives et déterminantes de la dynamique répétitive, compulsive et impulsive du Web. Elles déterminent actuellement nos selfs.


La crise mondiale déclenchée par le coronavirus en 2020 a entrainé un tsunami complotiste planétaire. Cet état pourrait-il être compris comme une expérimentation globale d’un entrelacement de problématiques à la fois médicales, digitales et sociales aboutissant à une aggravation de l’état du monde ? The Lancet (la prestigieuse revue scientifique compromise elle aussi par la même crise après la publication d’une étude bâclée sur l'hydroxychloroquine) propose en septembre 2020 que nous ne traversons pas une pandémie, mais une syndémie (Horton, 2020), signifiant la concentration de plusieurs problèmes de manière anormalement élevées dans une population donnée. « Une syndémie n'est pas seulement une comorbidité. Les syndémies se caractérisent par des interactions biologiques et sociales entre des situations et des affections, interactions qui augmentent la susceptibilité d'une personne à nuire ou à aggraver son état de santé », suggère Horton (§2)[2]. Les différentes problématiques interagissent donc et s’influencent mutuellement au sein de cette synergie entendue comme un processus bio-psycho-social. Ainsi donc, les interactions sociales (sur les réseaux sociaux) et la guerre attentionnelle qui s’y attache peuvent avoir empiré l’état du monde et celui des malades, produisant des décisions et des manipulations politiques chaotiques et dévastatrices. Au moment où j’écris (le 6 janvier 2021), des émeutes ont lieu à l’intérieur du Capitol (Congrès américain) à Washington, mobilisées par les posts du président Trump et montrant qu’un réseau social et des intentions malveillantes peuvent mettre la démocratie en danger.


Les médias n’ont cessé de nous rappeler que la crise est également psychiatrique, le nombre de cas de décompensation ayant augmenté de manière très significative. Il s’agit d’un débat très complexe qui nécessite de la place. Retenons toutefois une question : y a-t-il un lien entre la chaotisation/confusion du monde observée au cours de la crise sanitaire de 2020-21 (et de sa gestion par les divers acteurs) et notre utilisation de manière anormalement élevée du Web et principalement des réseaux sociaux qui parient principalement sur des logiques chaotiques ?


Pour revenir à notre propos, Wylie semble mettre les psychologues sur la piste d’une mise en danger des subjectivités en raison des manipulations profondes et des abus psychologiques systématiques qu’elles subissent lors d’expositions croissantes aux écrans. Ainsi, l’individu est, à divers degrés, piégé dans un système numérique dont il est de plus en plus difficile de sortir.

« Les ingénieurs techniques conçoivent intentionnellement des labyrinthes de confusion sur leurs plates-formes qui permettent aux gens de s'enfoncer de plus en plus profondément dans ces architectures, sans aucune issue claire. Et lorsque les gens continuent à cliquer dans leur labyrinthe, ces architectes se réjouissent de l'augmentation de l'engagement », avertit Wylie (2019, p. 235)[3].

Sur ce point, Wylie n’est pas un pionnier, car, comme suggéré plus haut, un nombre important de philosophes, scientifiques ou citoyens s’inquiétaient, avant la crise, des effets du numérique sur les populations (Knafo, Lo Bosco, 2016 ; Twenge, 2017 ; Alter, 2017 ; Lanier, 2018 ; Stiegler, 2018 ; Courtwright, 2019 ; Johanssen, Poenaru, 2019). Parmi les effets secondaires de la vie digitale, nous avons mis l’accent sur le basculement dans l’addiction ordinaire, la fragilisation des limites, l’exposition à une excitation traumatique, la tendance à la régression et au repli narcissique, la mise en échec de la transitionnalité, le brouillage des écrans psychiques et des dosages hallucinatoires, la corrélation croissante avec les cas de dépression et d’anxiété dans le monde, etc. (Poenaru, 2019). Wylie nous confronte néanmoins à une description détaillée des stratégies de manipulation, comme à une confirmation des hypothèses et témoignages d’autres chercheurs ou acteurs du Web.


En psychanalyse nous sommes relativement au clair avec l’idée qu’un appareil psychique est constitué de conflits, d’ambivalences, de pulsions contradictoires, de parties refoulées ou clivées, de mécanismes de défense plus ou moins matures selon la personnalité de chacun, de traits naturellement narcissiques, etc. La logique digitale semble exploiter les caractéristiques individuelles avec une précision monstrueuse et une connaissance des traits personnels qui dépasse probablement largement celle des psychanalystes. Pour ces raisons, les subjectivités contemporaines – et principalement ses segments fragiles – semblent être exposées à des confusions et des co-modifications de plus en plus imprévisibles et potentiellement dévastatrices qui exigent une poursuite des interrogations psychanalytiques à propos d’interventions cliniques adaptées. Car nous sommes dans un véritable vide épistémique pour ce qui concerne l’articulation psychanalyse-perspecticide-Mindfuck.

[1] PSYOP : psychological operations est un programme de l’armée américaine. Il s’agit de stratégies visant à transmettre des informations et des indicateurs sélectionnés à des publics afin d'influencer leurs émotions, leurs motivations et leur raisonnement objectif, et finalement le comportement des gouvernements, des organisations, des groupes et des individus. [2] A syndemic is not merely a comorbidity. Syndemics are characterised by biological and social interactions between conditions and states, interactions that increase a person's susceptibility to harm or worsen their health outcomes. [3] Traduction par l’auteur.

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