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Inconscient

économique

 

(sous presse, L'Harmattan, Paris; parution prévue: octobre 2023).

 

TABLE DES MATIÈRES

 

INTRODUCTION

 

1. CAPITALISME ANTHROPO-CYBERCRIMINEL

 

2. MARX ET FREUD : DE L’INCONSCIENT ÉCONOMIQUE AU MOI CRITIQUE

Marx

Freud et le Moi Critique

 

3. INCONSCIENT DIGITALO-ÉCONOMIQUE ET EXCITATION DES LIMITES

Addiction ordinaire et traumatisme

Excitation des limites et perversion

Agglomérations sensorielles et écran bêta*

 

4. POSTIMAGE ET CAPITALISME SCOPIQUE

Images et perturbations : remarques préliminaires

Science de l’image inconsciente

Postimage

L’écran psychique en psychanalyse

 

5. COMPLEXE NEURO-COGNITIVO-COMPORTEMENTAL

Neuroculture et neuromarketing

Connaître

Comportements conditionnés

Considérations critiques

 

6. POLITIQUES AFFECTIVES DE L’ANTHROPO-PIRATAGE

L’émotion scientifique et industrielle

Politiques affectivo-digitales virales

 

7. INFLUENCES SOCIALES : ADAPTATION OU COLONIALISME PSYCHIQUE ?

Influences sociales inconscientes

Définition et types d’influence

Capital social et névrose de capital

Mémoire et influence sociale

Contagion sociale et viralité

Tous hypnotisés et altérés ?

Pathologies sociales et dialectique critique

Diagnostic sociologique et criminalité

 

8. PROPAGANDE : FABRICATION DE L’INCONSCIENT GUERRIER

Les effets psychologiques de la propagande

« Nous sommes en guerre » ludique, hallucinatoire, réelle, psychologique, économique, militaire, etc.

La propagande et le double profit génétique

Inconscient politico-clinique de la propagande

 

9. PATHOLOGIES ET MEURTRE PSYCHIQUE

Meurtre social ou meurtre inconscient ?

Influences sociales, normes et invention des psychopathologies

Stress

Épidémiologie et santé mentale

 

10. THÉORIE MULTISTRATES DE L’INCONSCIENT ÉCONOMIQUE

Préalables épistémologiques

Problématiques et « unités scientifiques »

Théorie de l’inconscient économique

Un modèle de l’inconscient économique

 

11. IMBROGLIO PHILOSOPHIQUE ET DIOGÉNISME CRITIQUE

 

GLOSSAIRE

 

BIBLIOGRAPHIE

Introduction

Sujet de préoccupation depuis l’Antiquité, la notion d’inconscient traverse l’histoire d’une civilisation qui n’a jamais cessé sa quête d’une compréhension des parties cachées de l’esprit humain. Malgré cela, elle n’a jamais abouti à une théorisation de sa substance primordiale : l’inconscient économique (IE). Ce dernier est resté dans l’angle mort de la connaissance malgré une accumulation exponentielle de savoirs issus de divers domaines : la philosophie, la psychologie, la psychanalyse, les sciences cognitives, les neurosciences, la sociologie, les sciences économiques, etc. Comment se fait-il que l’IE soit passé sous les radars de la recherche scientifique et de sa constitution en tant que discipline à part entière alors que nous vivons à l’apogée de son exploitation et de son injection par le cybercapitalisme ?

En effet, de nombreux modèles théoriques proposent une connaissance fragmentée, systématiquement castrée des déterminants économiques de l’appareil psychique. Freud, que l’on accuse de pansexualiste, a donné une orientation psycho-sexuelle à ses doctrines qui sont partiellement prouvées par les travaux scientifiques. Par la suite, un nombre important d’auteurs applique de manière pertinente les théories psychanalytiques aux contextes économiques pour expliquer leur nature inconsciente, pulsionnelle ; ces approches se cantonnent de ce fait dans une psychanalyse appliquée visant à démontrer l’actualité des vues psychanalytiques uniquement, sans questionner l’évidente articulation entre constructions psychiques et dimensions économiques, ni les nécessaires remaniements théoriques que cela exige. Les neurosciences, à leur tour, fournissent des clés de compréhension de plus en plus fines des mécanismes bio-neuro-cognitivo-comportementaux de l’inconscient cognitif sans permettre l’élaboration de l’histoire subjective et des conditionnements économiques responsables de sa structure singulière. Les économistes, quant à eux, examinent de près les comportements économiques, ses motivations, ses biais, ses implications dans les prises de décision personnelles ou politiques, etc. sans étudier la multiplicité des assemblages inconscients et les effets pathologiques qui en résultent.

Nous pouvons invoquer plusieurs raisons pour expliquer l’angle mort (blind spot) dans lequel est placé l’IE : la dénaturation et la perte de crédibilité du concept d’inconscient générées par une psychanalyse qui n’a pas toujours convaincu les scientifiques, le fractionnement croissant des domaines de recherche, les consensus socio-économiques, les normes de la consommation, la propagande, etc. En outre, l’on peut imaginer une crainte des chercheurs de perdre leur capital social et financier (dans un monde académique de plus en plus financé par l’industrie) ou encore une volonté du système économique de dissimuler par tous les moyens ses stratégies perverses et principalement ses effets, bien que de nombreux auteurs et chercheurs nous informent de manière éparpillée quant à ses dynamiques.

Le rassemblement des connaissances au sein d’une discipline n’a donc pas été possible pour divers motifs et défenses (conscientes et inconscientes). Il existe une paradoxalité de l’IE : il domine au croisement de systèmes individuels et collectifs, scientifiques et industriels, tout en se dérobant à son élaboration sous forme d’objet d’étude : paradigmes, théories, modèles, etc. Il est omniprésent et simultanément occulté, refoulé et indésirable sur une place publique de plus en plus envahie par ses intentions et ses conséquences somato-psychiques que nous allons examiner de plus près.

Ce projet plaide pour la création d’un paradigme scientifique de l’IE fondé sur une communauté de pensée, des objectifs, des outils, des méthodes de recherche et d’intervention clinique, des techniques, des interprétations, des solutions et un langage spécialisé à employer dans le traitement des pathologies liées à l’IE du cybercapitalisme. Il plaide aussi, en filigrane, pour l’élaboration d’une psychanalyse transdisciplinaire, dialectique et critique et pour une rupture scientifique par rapport aux champs psychanalytiques verrouillés dans des dogmatismes intolérables (qui exigent des révisions majeures).

Pour répondre à ces objectifs, il est indispensable de rassembler les pièces d’un puzzle volontairement disséminées selon la logique des sociétés offshore prédominante dans l’économie libérale. Nous partons du principe qu’aucune discipline prise séparément ne peut fournir une compréhension exhaustive et réaliste de l’IE. Cet ouvrage se présente comme un manuel critique, scientifique, politique et activiste qui tente de fournir les preuves de l’architecture de l’IE, de ses mécanismes, dynamiques, programmes, normes, procédures et organisations. Cette radiographie permet de savoir ce que l’on évite de savoir tout en subissant à la fois les effets des refoulements délibérément induits par l’ordre économique et les rapports individuels à la consommation-production qui semblent fortement associés à la (psycho)pathologie, comme nous allons le voir. Les configurations qui nous gouvernent dorénavant et qui sont ancrées dans des systèmes algorithmiques qui échappent de plus en plus à l’intelligence humaine tout en produisant sa co-modification, exigent de libérer l’individu et son inconscient, ne serait-ce que partiellement, des contraintes automutilantes de ce système.

L’IE, tel que nous le théorisons, est une notion pluridisciplinaire et multistrates (métaphysique, palpable et provisoire, nécessairement corrigée par l’évolution de la recherche). Elle est indissociable de la multitude de concepts opératoires issus des énoncés théoriques que nous allons examiner et des relations qu’ils entretiennent. Nous postulons que l’IE est composé d’une série d’opérations, mécanismes, processus et dynamiques des registres psychiques, somatiques, politiques, sociaux, économiques, culturels qui échappent par définition à la conscience des individus et des collectivités, tout en s’exprimant au sein du complexe neuro-cognitivo-comportemental et écosystémique. Il se situe à l’intersection de l’inconscient individuel et groupal, et est le produit de multiples manœuvres défensives privées, collectives et environnementales. Ces manœuvres peuvent apparaître comme conscientes, manifestes et volontaires alors qu'elles sont mobilisées (comme nous l’enseignent les sciences cognitives et la psychanalyse) majoritairement par des contenus et des mécanismes latents. L’IE, dans cette perspective, est donc un univers microscopique et macroscopique interactif, fonctionnel, systémique et co-construit. Il obéit à des lois processuelles déterminées simultanément par la nature humaine et son adaptabilité à un environnement de plus en plus dicté par des lois économiques (établies et démontrées par les sciences du capitalisme basées sur des prédictions statistiques et la recherche de profits).

Dans cette perspective transdisciplinaire et multistrates, l’IE met en jeu l’inconscient individuel, l’inconscient collectif, l’inconscient psychanalytique, l’inconscient cognitif, l’inconscient marxiste (montrant que la plupart des comportements économiques sont adaptatifs et inconscients), mais aussi et surtout l’inconscient industriel-corporatiste supposant des forces extérieures d’influence élaborées et décidées par le pouvoir politico-économique qui s’empare des contextes sociaux, culturels, etc. Dans la perspective d’inspiration marxiste, les classes dominantes et leurs moyens de production déterminent, assignent, guident, évaluent, diagnostiquent et structurent nos relations sociales, nos cognitions* et nos émotions via l’accumulation (de capital financier, social, matériel, cognitif, numérique, etc.), l’aliénation, le fétichisme de la marchandise, la recherche de la plus-value, etc. Il n’existe pas de frontière nette entre les éléments constitutifs de l’IE qui entretiennent entre eux des relations mutuelles, dynamiques et conflictuelles.

Nous partons du postulat que l’individu contemporain n’est plus l’individu freudien du début du XXe siècle, quand bien même il conserverait des particularités psycho-sexuelles modulées par des expériences précoces. Pourquoi est-il substantiellement différent ? Car le XXIe siècle expose l’individu majoritairement à des influences économiques, sociales et émotionnelles virtuelles, fractales, transversales, indéfinies et infinies. Ces influences sont intégrées dans un écosystème programmable par l’intelligence artificielle et non pas uniquement par le contact avec des pairs. L’écosystème actuel fonctionne sur la base d’une mathématique insidieuse constituée d’injections-extractions massives de codes économiques qui extorquent, pressurent, séduisent, abusent, matraquent, commercialisent et tirent profit du complexe neuro-cognitivo-comportemental humain tout en dénaturant ses réflexes. Nous sommes loin du complexe d’Œdipe freudien, puisque le père de la famille nucléaire semble de plus en plus anéanti par les pères corporatistes qui dictent dorénavant les lois, les codes et les inconscients de la famille et de la société. La logique psycho-économique a certainement colonisé la logique psycho-sexuelle qui, selon Freud, déterminerait l’inconscient individuel. Non, le mythe d’Œdipe ne fait pas le poids face aux puissances mythiques et universelles des corporatistes qui s’offrent dorénavant les pouvoirs des créateurs démiurgiques !

A l’heure des réseaux sociaux et de la multiplication exponentielle de facteurs en interrelation les uns avec les autres, une perspective fonctionnaliste dialectique s’impose, pour établir des liens et des corrélations critiques entre les nombreuses variables en jeu. L'approche fonctionnaliste, inspirée de la sociologie, de la biologie ou encore de l’anthropologie, s'intéresse à la manière dont les différents éléments d'une société ou d’un organisme travaillent ensemble pour maintenir l'ordre et la stabilité. Or quel est le nouvel ordre socio-économique ? Quelles sont ses normes, ses logiques et ses valeurs ? Est-il fondé sur la stabilité ou sur le chaos ? Et comment un (éco)système complexe, organiciste, composé de divers sous-systèmes (qui interagissent entre eux selon des boucles de rétroaction* et remplissent des fonctions spécifiques) contribue-t-il à la formation de l’IE ? Nous partons, dans ce qui suit, à l’élaboration du nouvel « organisme » ordonné par le cybercapitalisme, et à la détermination des caractéristiques des sous-systèmes internes et écosystémiques qui participent à la constitution, à la dynamique et à l’expression de l’IE, exigeant son adaptabilité à l’environnement et à ses pressions.

Cet ouvrage s’adresse aux activistes, aux philosophes, aux professionnels de la santé et de l’éducation, aux étudiants et à toute personne intéressée de découvrir et de comprendre les rouages de l’IE individuel-collectif. Pour faciliter la lecture de ceux qui ne sont pas familiers avec certains termes spécifiques, une série de notions sont définies dans le Glossaire ; ces notions sont indiquées dans le texte avec un astérisque (*).

 

Présentation des chapitres

 

Le premier chapitre, Capitalisme anthropo-cybercriminel, rappelle un certain nombre de points de vue critiques fondés sur des preuves qui démontrent, en dehors de l’idéologie du progrès, l’existence d’effets secondaires de plus en plus monstrueux au sein du capitalisme. Ces conséquences sont démultipliées par les politiques néolibérales et plus particulièrement par le cybercapitalisme qui se nourrit de la captivité totale et de la modification du complexe neuro-cognitivo-comportemental humain via l’intelligence artificielle. Que nous soyons clairs : les profits de ce capitalisme ne sont pas au centre de notre problématique, bien qu’ils soient au cœur de la dynamique globale dans laquelle s’insère l’IE. Dans le cadre de cet ouvrage, nous nous intéressons prioritairement au repérage des mécanismes inconscients mobilisés dans l’objectif de modifier les esprits et de développer des subjectivités consommables-consuméristes-productivistes. Nous complétons ce repérage par la démonstration des pathologies induites par ces procédures. Le meurtre social et psychique pourrait être inhérent à la fois au capitalisme et au programme de l’industrie du bien-être qui produit et exploite une mémoire de la souffrance et de la peur. Nous proposons néanmoins, en préambule, un bref tableau des critiques les plus incontournables du capitalisme qui représentent le point de départ de cette modélisation de l’IE.

Le second chapitre, Marx et Freud : de l’inconscient économique au Moi Critique, souhaite articuler les deux auteurs à partir de quelques repères fondamentaux de leurs théories qui constituent un des socles de ce travail. Ces théories, certes obsolètes, conservent dans leur essence une immense part d’actualité. Car le monde dans lequel nous vivons, sans faire appel aux études scientifiques, nous offre la preuve de l’œuvre puissante et inconsciente de l’accumulation, du fétichisme de la marchandise, de l’aliénation et de l’indissociabilité du social, du psychologique et de l’économique. Ces hypothèses avancées par Marx sont confirmées par de nombreuses disciplines. Marx postule que la plupart des mécanismes responsables de ces phénomènes ont lieu à l’insu des individus; ils mettent ainsi les bases de l’IE. L’histoire des sciences et des idées attribue à Freud le premier véritable développement d’une théorie de l’inconscient. Notons toutefois que Freud s’écarte de manière radicale par rapport aux vues marxistes. Il reconnaît l’importance de ces postulats et les rejette pour focaliser son paradigme sur une pulsionnalité psycho-sexuelle coupée du déterminisme socio-économique et de ses lois – une des erreurs épistémiques les plus dommageables de l’histoire des idées ! Mais aussi, pour se centrer sur un Moi* pris dans une relation de dépendance vis-à-vis des exigences du Surmoi* et du Ça*, instances constituantes de l’appareil psychique. Ces instances sont, selon la définition freudienne, héritières des lois (ordonnées notamment par le père de la famille nucléaire) et des instincts animaux transformés en pulsions grâce aux modelages des expériences individuelles précoces. Elles sont gérées par un Moi qui se charge de défendre l’individu et son psychisme face aux exigences internes et externes. Freud ne conçoit pas le Moi Critique, mais un Moi foncièrement névrotique qui n’est pas maître dans sa demeure, qui doit se soumettre aux lois du père et de la société, sans aucune perspective d’autonomie, d’insoumission. En cela, Freud prépare l’individu du XXe siècle à la captivité et à la servitude volontaires et involontaires vis-à-vis du pouvoir et des lois économiques décidées par les pères corporatistes qui colonisent les psychismes pour des raisons inoculistes-extractivistes et non pas œdipiennes. Mais la désobéissance n’est-elle pas synonyme de jouissance ? Sans nier l’importance de la qualité des relations primaires dans le développement psychique individuel, nous postulons qu’à l’ère du cybercapitalisme, les instances freudiennes sont largement infestées, réquisitionnées et co-modifiées par la puissance incommensurable des diktats économiques et leur programmabilité inconsciente.

Le 3e chapitre, Inconscient digitalo-économique et excitation des limites, se penche prioritairement sur une compréhension psychanalytique des mécanismes exploités par l’addiction ordinaire induite par les patrons et les ingénieurs de l’Internet. Un des fondements de cette réflexion, qui sera récurrent au cours de ce travail, se réfère à l’épidémiologie psychiatrique actuelle : le nombre de jeunes (et notamment de filles) exposés aux troubles psychiatriques, à l’automutilation et au suicide augmente de manière inquiétante depuis l’introduction sur le marché des smartphones. Nous nous intéressons à la manière perverse dont les logiques algorithmiques couplées à l’influence sociale produisent une excitation des limites psychiques via des agglomérations sensorielles aboutissant à la constitution d’un écran bêta* défensif ; ce dernier semble engendrer une vulnérabilité des capacités de mentalisation, de symbolisation, d’appropriation subjective de l’écosystème et, par conséquent, une fragilisation pathogène des protections psychiques – autant de facteurs responsables des changements incontestables dans l’épidémiologie du XXIe siècle (sur laquelle nous revenons dans le chapitre dédié aux pathologies).

Le 4e chapitre, Postimage et capitalisme scopique*, explore un des constats majeurs de la société contemporaine : la vision, en tant que modalité sensorielle à laquelle participeraient plus de 30 aires cérébrales différentes, est le sens le plus étendu et le plus exploité par le cybercapitalisme qui nous transforme en esclaves compulsifs des images, avec le risque de paralyser les capacités de mentalisation et d’imagination. Ce chapitre défend la thèse d’une évolution de la vision, premièrement, vers une attention hypervigilante et paradoxalement addictive envers les prédateurs cybercapitalistes qui ont colonisé les cerveaux et les écosystèmes, et deuxièmement, vers la boulimie d’images « protectrices » (sur le plan socio-politico-économique et érotique). Cela résonne, biologiquement, avec une vision vitale pour l’évitement des prédateurs, la recherche de nourriture, d’un partenaire sexuel ou d’un abri. Ces fonctions ont donc été déplacées, surinvesties et condensées dans les rapports au numérique. Le colonialisme scopique auquel nous assistons est ainsi fondé sur un des biais perceptifs les plus commercialisés par les médias et les réseaux sociaux : notre cerveau traite prioritairement des stimuli visuels négatifs (source de peur et d’anxiété) qui mobilisent la triade réflexe fight, flight and/or freeze présente dans la relation aux prédateurs. Dans l’écosystème actuel, cette triade se traduit de toute évidence par combattre (la démultiplication volontaire des démons internes), fuir (une réalité interne-externe menacée par l’invasion d’objets « non-self ») et rester immobile, captif d’un écran, d’une guerre psycho-économique et d’une bulle spéculative de l’hypervigilance. Avec son génie, le cybercapitalisme est donc parvenu à mobiliser toutes ces alternatives du règne animal en même temps via l'exploitation de la modalité perceptive la plus importante pour notre survie : la vision. Or c’est de postimage qu’il s’agit dans cette culture mégaloscopique. Autrement dit, une image collaborative, fruit d’une vision distribuée impliquant des humains co-modifiés, des machines, des idéologies, des mathématiques aléatoires et évolutives. Ainsi, nous ne sommes pas en train d’agir sur le monde mais plutôt l’inverse : le monde agit sur nos IE grâce à la programmabilité d’un nouveau rapport aux images en tant que vecteurs de codes socio-économico-politiques. Le visuel n’est donc plus tout à fait, comme le propose la psychanalyse, l’effet d’une boucle subjectivante qui permet de projeter sur le réel ses propres représentations afin de rendre l’étranger familier. La subjectivation est dorénavant hybride et constamment bousculée par l’impératif économique d’injection massive d’images qui se logent dans la mémoire et ont un effet d’amorçage* : elles préparent le psychisme aux logiques d’un cybercapitalisme basé sur le renouvellement du self et le passage à l’acte, et non pas sur la pensée et la stabilité psychique. Le régime mégaloscopique se substitue ainsi de force à notre imagination et à notre rêverie qui sont vitales pour la consolidation de notre subjectivité et de notre socle psychique.

Le 5e chapitre, Complexe neuro-cognitivo-comportemental, offre des clés théoriques indispensables pour une compréhension transdisciplinaire de l’IE. Il complète les chapitres précédents par le décryptage de nouveaux processus inconscients à partir des problèmes éthiques posés par le neuro-nanomarketing et ses dispositifs disséminés dans l’environnement. Ce domaine exploite préférentiellement des dimensions centrales de ce complexe : les perceptions, l’attention, la mémoire, les capacités décisionnelles, les émotions, l’anticipation, les comportements, l’autonomie individuelle. L’intelligence artificielle, mieux informée que nous-même et notre conscience, programme notre futur neuro-cognitivo-comportemental par l’induction de traces perceptivo-mnésiques* fortement polarisées par des dimensions émotionnelles. Nous nous intéressons plus particulièrement à un inconscient cognitif fondé sur la mémoire et le conditionnement* (classique et opérant) des comportements. Cette partie de l'ouvrage apporte la preuve que l’unité stimulus-réponse est plus que jamais d’actualité, bien qu’elle soit modulée par les reconditionnements successifs (via des associations de stimuli, de récompenses et de punitions) de notre histoire singulière. Pensons aux multiples associations de stimuli auxquelles nous sommes confrontés quotidiennement pour confirmer l’actualité et la complexité théorico-cliniques des conditionnements* pavloviens et skinnériens ! Ce chapitre donne aussi la parole à des chercheurs critiques intéressés par le tournant cognitif, la logique irrationnelle du capitalisme, l’aliénation neurobiologique, les nouveaux rapports à la spatio-temporalité (régie par une géométrie non euclidienne, la virtualité, l’ubiquité et une orientation forcée vers le futur) ou encore la plasticité culturelle et biologique qui module nos rapports au sensible.

Le 6e chapitre, Politiques affectives de l’anthropo-piratage, accorde une place particulière aux émotions – la cognition qui constitue une véritable mine d’or pour le cybercapitalisme et qui a été transformée par la guerre totale en un champ de mines psychologiques. Rien n’a lieu sans s’émouvoir! Sur ce point, Freud a raison : pas de pulsions sans représentations (enregistrements de stimuli) et surtout sans affects. En tant que « réflexes découplés », les émotions offrent l’intensité et la profondeur du marquage cognitif. La peur et l’anxiété – artificiellement produites par les réseaux sociaux, mêlant ingénieusement politique, technologie, profilage des individus, connaissances psychologiques et données numériques – sont indéniablement une immense source de capital ; car elles stimulent l’engagement en ligne, la création de communautés de colère, la recherche d’informations et de protections passant par des passages à l’acte consuméristes. D’où l’intérêt d’une politique de la viralité qui mobilise la contagion émotionnelle et la chaotisation des populations, composantes très productives et devenues de véritables armes de la guerre économico-psychologique. Nous verrons que la capture d’images qui génèrent des émotions violentes voire de la souffrance sont partie intégrante d’une nouvelle économie mortelle et mortifère programmée par des algorithmes.

Le 7e chapitre, Influences sociales : adaptation ou colonialisme psychique ?, questionne un des principaux angles morts de la psychanalyse : la part de l’influence sociale dans le devenir de l’inconscient individuel. Car l’influence sociale du temps des réseaux sociaux n’est plus celle du temps de Freud. Une des premières particularités de ce type d’influence, telle qu’elle apparaît dans les théories scientifiques, est son caractère inconscient, comme la plupart des phénomènes cognitifs : elle est implicite, involontaire, mutuelle, subliminale et crée de ce fait de nombreux conditionnements. Mais, avec l’invasion cognitive des réseaux sociaux, n’assistons-nous pas à une mixité adaptation-colonialisme via l’influence sociale ? Nous verrons, en outre, que le cybercapitalisme exploite le caractère hypnotique de l’influence sociale et l’associe tout particulièrement à la séquence* divertissement – perméabilisation de l’inconscient – incertitude identitaire – injection de normes. Cette séquence propre à la transe hypnotique risque de démolir le socle psychique et l’image de soi, et de coloniser le mental pour l’adapter à une influence sociale absolutiste, gigantesque, programmée, virtuelle et réelle. Cette partie du travail accorde, à partir d’un angle dialectique critique, une importance particulière aux pathologies sociales. La société est-elle malade ? Comment le diagnostic sociologique doit-il être relié au diagnostic individuel dans la compréhension et le traitement des pathologies auxquelles nous sommes confrontés ?

Le 8e chapitre, Propagande : fabrication de l’inconscient guerrier, s’intéresse à un concept occulté et déclassé dans les milieux académiques (au même titre que celui d’IE), mais qui est utilisé de manière invasive dans le cadre de la guerre économique et psychologique menée par le cybercapitalisme. Alors que nous sommes entrés, avec Internet, les réseaux sociaux et le colonialisme scopique dans l’âge de la propagande totale, il nous a semblé indispensable de décrire certaines particularités de ce concept omniprésent et aussi de proposer quelques réflexions concernant les effets psychologiques de la culture guerrière qu’il véhicule. Employée pour influencer les rapports de la société avec une entreprise ou une idéologie, voire pour modifier les réflexes, les comportements et les psychismes, la propagande contemporaine cristallise les préjugés et l’aliénation, et produit une dissociation psychique via une sensibilisation* à certains stimuli. Ce contexte nous mène à un constat indéniable : « Nous sommes en guerre » ludique, hallucinatoire, réelle, psychologique, économique, militaire, fractale, transversale, micropolitique, macropolitique, indéfinie et infinie. Nous sommes en guerre totale car l’inconscient belliqueux est surexploité par le viol psychique et la nécessaire défense face à des prédateurs, la concurrence économique, la vente exponentielle de jeux vidéo de guerre et d’armes à feu, l’instauration de la peur et de la frustration au cœur du système économico-social, la contamination émotionnelle et la quête obsessionnelle de sécurité et de maîtrise, etc. Tout cela est accru par l’injection démesurée de codes « non-self » qui déstabilisent, mettent en danger le socle bio-psycho-social de chaque individu et activent l’(auto)agressivité. Pour ces raisons, nous postulons l’existence d’un lien évident entre propagande et inconscient belliqueux de nature politico-économique, qui ne pourrait pas être écarté d’une compréhension clinique et sociologique du sujet inconscient.

Le 9e chapitre, Pathologies et meurtre psychique, examine les liens entre meurtre social-psychique et l’induction de pathologies qui représentent la nature sacrificielle et destructrice de toute forme de capitalisme. Nous mettons l’accent à nouveau sur la part d’influence sociale, de normativité et de stress (responsable principalement d’états inflammatoires et de maladies auto-immunes, cardiovasculaires et métaboliques) dans l’étiologie des pathologies. Le bilan épidémiologique de la société capitaliste et plus particulièrement cybercapitaliste révèle une augmentation exponentielle des maladies psychiatriques, notamment chez les jeunes. Ces observations ne peuvent pas être expliquées uniquement par la médicalisation croissante de l’existence, par l’exploitation d’une souffrance artificiellement induite par l’industrie du bien-être et par une culture contemporaine qui favorise la mémoire de la souffrance. Bien que ces facteurs soient potentiellement présents dans la notification et l’étiologie des pathologies psychiques, nous constatons que le capitalisme étudié est hautement dysfonctionnel en raison des viols psychiques et des manipulations neuro-cognitivo-comportementales qu’il exerce sur des individus. Ces derniers développent inconsciemment l’adhésion, le consentement, l’addiction, la violence, les troubles cognitifs, du comportement et des humeurs qui semblent s’amplifier toujours plus.

Le 10e chapitre, Théorie multistrates de l’inconscient économique, questionne au préalable les difficultés épistémologiques posées par un tel modèle pour décrire ensuite plus précisément ses composants et sources d’influence développés dans le cadre de ce travail : le Ça*, le Moi* et le Surmoi* économiques ; la famille nucléaire, les conditionnements et colonisations mentales précoces ; le cybercapitalisme (qui gouverne ce modèle fondé sur l’équation accumulation-production-propagande-prothèses-pathologies-profit) ; les programmations neuro-cognitivo-comportementales, émotionnelles et scopiques ; les fabrications sociales, politiques, culturelles, etc. de sujets consommables-consuméristes-productivistes. Au sein de ce modèle, les interactions entre les composants ont lieu grâce à la permanente bidirectionnalité injection-extraction de codes économiques.

Nous terminons notre examen de l’IE avec le 11e chapitre, Imbroglio philosophique et diogénisme critique. Cette partie est jalonnée par plusieurs questionnements et contradictions volontairement troubles pour contourner la culture dominante de la certitude. Sommes-nous face à une polarisation de la nécessaire intrication pulsionnelle vie-mort ? Si la civilisation et sa normativité ont mené à une telle pathologisation de l’humain, faut-il détruire la civilisation ? Quelles alternatives face au colonialisme cybercapitaliste ? Se situer dans une perspective dénonciatrice, mélioriste*, scientifique, critique et dialectique exige l’interrogation philosophique de notre collusion avec la polarisation, le clivage et le déni actuel de la pluralité pulsionnelle. En effet, l’humanité, la civilisation et l’Histoire n’ont pas attendu le cybercapitalisme pour déployer l’enchevêtrement de créativité et de destructivité. Nous soutenons néanmoins l’existence d’une polarisation importante de ces deux tendances naturelles qui conduit à la négation de la mort versus à sa surimposition (dans la culture contemporaine, via l’algorithmisation économique) de ce qui est mortifère. Cela aboutit en outre au déni de la part entropique-chaotique et multidimensionnelle du vivant dans un monde mobilisé par des certitudes, des calculs, des conditionnements et des territorialisations des flux vitaux. Ce clivage tend à nous soumettre à une pure culture de vie destituée de l’inévitable tension qui existe entre les deux forces opposées qui animent l’existence : Éros et Thanatos. La culture d’un idéal où la pulsion de vie, Éros et son esthétique (comme le propose l’application Instagram, par exemple, la plus mortifère pour les jeunes filles) prédominent, risque de conduire à l’automutilation en raison du clivage et du refoulement de la pulsion de mort qui fait retour par une violence traumatique retournée contre soi. Pour compléter ce tableau dialectique qui exige des réaménagements, des résistances actives, des solutions et un éternel recommencement, nous proposons le diogénisme critique comme alternative au modèle de la richesse matérielle démesurée et pathogène. Il s’agit d’une posture philosophique centrée sur d’autres trésors : la jubilation de la liberté, de la dignité, de la simplicité, de l’humilité, de l’autonomie, de l’authenticité, de l’imagination, de la créativité, de la re-territorialisation des flux vitaux, des dimensions rhizomiques de la vie. Cela suppose le refus de se conformer aux injonctions normatives et destructrices du cybercapitalisme et plus largement de la civilisation telle qu’elle a été co-modifiée par le monde contemporain.

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