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ENTRETIEN

LE TEMPS

J’hallucine,

donc

je suis

 

 

 

Réunir le scanner du neuroscientifique et le divan du psychanalyste: c’est la mission que se donne le Genevois Liviu Poenaru. Sa thèse de doctorat dévoile le «processus hallucinatoire» qui se déroule non-stop dans notre esprit…

Nic Ulmi, 26 septembre 2015

 

 

C’est l’histoire de deux sœurs longtemps ennemies: l’une s’intéresse à l’esprit, l’autre au cerveau. Dans leur généalogie commune, on trouve un certain Sigmund Freud, qui s’intéressait aux deux: les fantasmagories de la psyché, mais aussi sa biologie. En dépit de cette proximité originelle, la psychanalyse et les neurosciences en viennent au fil du XXe siècle à se vouer une franche hostilité: la première est accusée d’être une pseudoscience, les secondes d’incarner un réductionnisme qui balaie la vie intérieure. Psychothérapeute de formation psychanalytique, Liviu Poenaru est l’un de ceux qui œuvrent aujourd’hui à la réconciliation entre sciences et analyse freudienne. Clinicien, cofondateur de la revue In Analysis (à paraître), créateur de la page Facebook «Sciences vs psychanalyse», le Genevois vient de publier sa thèse de doctorat*. On y voit des passerelles se bâtir autour de l’idée que notre vie psychique est un processus hallucinatoire ininterrompu.

Samedi Culturel: Psychanalyse et neurosciences convergent, dites-vous, sur beaucoup de choses, notamment sur la mémoire.

Liviu Poenaru: Freud annonce d’emblée que la plupart des souvenirs sont dans l’inconscient. Les sciences confirment cette division entre une mémoire «déclarative» ou «explicite», qui peut se mettre en mots, et une mémoire inconsciente, qui se manifeste sous la forme de perceptions, d’émotions et de comportements. Cette mémoire, dite implicite, contient l’enregistrement des habitudes et des conditionnements vécus notamment au cours de l’enfance… Les divergences me semblent porter surtout sur la notion psychanalytique de refoulement. Les scientifiques la refusent: pour eux, il s’agit simplement du stockage de souvenirs dans des systèmes mnésiques. Or le refoulement est une notion dynamique: on refoule des choses pour des raisons de conflit interne, de morale, parce que c’est désagréable, parce qu’on a honte ou parce qu’on se sent coupable… C’est un tri qui se fait en permanence et qui se modifie. Si les scientifiques ne s’y sont pas intéressés, c’est sans doute parce qu’ils n’ont pas pour habitude de suivre un sujet dans son évolution sur une longue durée.

Vous parlez du «diktat de la mémoire».

On le constate très vite lorsqu’on traite des patients, ou qu’on s’autoanalyse: nous sommes complètement soumis à nos souvenirs, qui ont tendance à se répéter. La répétition maintient l’identité: si on ne se répétait pas, on serait toujours quelqu’un d’autre, on n’aurait pas de constance identitaire. La répétition s’impose de manière intrusive lorsqu’il y a eu traumatisme: c’est un constat partagé par la psychanalyse et par les sciences. Le traumatisme a un effet paradoxal. D’une part, il produit une tendance hypermnésique: on se souvient en permanence, certains éléments du traumatisme reviennent en boucle. D’autre part, il produit de l’oubli: le cerveau est pris par le traumatisme, qui l’empêche de percevoir d’autres choses.

Il y a une indistinction entre percevoir et se souvenir, écrivez-vous.

On perçoit les choses de prime abord dans ce qu’on appelle un «scanning inconscient», qui se mesure en millisecondes. Mais on ne s’arrête que sur ce qu’on connaît, ce qui nous intéresse, ce qui fait écho à nos désirs. Ces derniers peuvent être plaisants ou déplaisants: on peut être très attiré par une chose qui a été traumatique. Celle-ci laisse une trace tellement forte qu’on est poussé à y revenir. Mais revenir à la trace de mémoire ne nous suffit pas. On est donc amené à revenir non seulement sur la trace, mais aussi sur son objectivation.

Autrement dit, nous cherchons à reproduire une situation semblable à celle qui a créé le souvenir.

Oui. On aura tendance à objectiver, c’est-à-dire à vouloir retrouver l’objet (personne, chose, situation) qui s’est inscrit par rapport à la pulsion en question, parce que ce n’est pas satisfaisant de seulement y penser. On pourrait rester dans un mouvement hallucinatoire sans objectivation, sans une réponse réelle de l’objet concret. Mais on s’y épuise, et il n’y a pas là de satisfaction réelle, nécessaire à la survie physique et psychique. Exemple: si quelqu’un vous a fait du mal, vous n’allez pas l’oublier, ça vous travaille. Vous êtes pris dans un travail psychique qui se fait au détriment d’autres perceptions. Mais vous aurez aussi tendance à vouloir retrouver la personne qui vous a fait du mal (ou un substitut), pour vous venger…

C’est le processus qui fait qu’on perçoit constamment autre chose que ce qui est dans la réalité. Ça fait partie de la subjectivation du réel: c’est la raison pour laquelle, lorsque vous mettez plusieurs personnes devant une scène et que vous leur demandez de décrire ce qu’ils voient, il y aura bien sûr des éléments communs, mais globalement chacun aura perçu et décrit quelque chose de différent. Le terme regroupe toutes les perceptions que nous nous produisons en permanence, générées par les activations internes de la mémoire, qui se déroulent au niveau des émotions, mais aussi sur le plan biologique.

Il ne faut pas confondre ce processus avec le phénomène de l’hallucination, qui se définit comme une perception sans objet et qui est la forme extrême de l’hallucinatoire. Il est par ailleurs démontré que tout le monde a des hallucinations. Ce qui les rend pathologiques, c’est leur fréquence et leur force intrusive.

A quoi ça sert, si l’on ose dire?

La première fonction de l’hallucinatoire, c’est de s’autoproduire du plaisir. En deuxième lieu, il sert de référence à la pulsion pour savoir vers quoi elle doit tendre afin d’aboutir à la satisfaction. C’est un processus qui se déroule sans arrêt: j’explore, dans mon travail, l’hypothèse qu’il se déroule même pendant le passage à l’acte réel avec l’objet concret. Parce que l’objet concret ne répond jamais totalement à ce qu’on cherche. Alors on se produit une autosatisfaction permanente, qui, je crois, prend sa forme extrême de véritable hallucination lorsque l’objet concret est introuvable dans la réalité. Il y a des patients qui, au cours d’un épisode psychotique, cherchent le diable. Ils sont liés à cette représentation, qui est dans leur mémoire: c’est-à-dire qu’ils ont perçu quelque chose d’extrêmement menaçant et destructeur dans leur vécu psychique, auquel ils n’ont pas pu donner une autre figuration que cette image-là. Ne pouvant pas la trouver réellement, ils l’hallucinent…

Nous vivons tous un processus hallucinatoire qui, à partir du souvenir des objets de satisfaction connus, nous guide vers les retrouvailles avec les mêmes objets, au nom du principe de plaisir. Qu’est-ce donc que l’«hallucinatoire de déplaisir»?

C’est le même processus, mais qui produit l’échec de la satisfaction. Cela génère, comme on dit en psychanalyse, un cramponnement à un objet qui n’est jamais satisfaisant malgré l’excitation qui nous y amène et qui est confondue avec le plaisir. Le modèle de l’addiction rend très bien compte de cette dynamique. Ce que j’attends de l’alcool ou d’une drogue, c’est qu’ils transforment mon confort en agissant sur mes angoisses. Cela finit par produire encore plus d’insatisfaction et d’angoisse, mais ce n’est pas pour autant qu’on s’en détache. On essaie au contraire d’en consommer davantage, on s’accroche en attendant une réponse positive… Et elle vient, en général, mais elle est momentanée. De la même manière, une personnalité borderline sera attirée par un partenaire problématique du point de vue de la qualité de la relation qu’il peut offrir, ou pervers, ou addictif. On s’arrange pour trouver quelqu’un qui nous fait du mal parce qu’on ne peut recréer et retrouver que ce qu’on connaît.

Cette répétition est-elle stérile ou y a-t-il un bénéfice caché?

Selon la psychanalyse, on retourne au même pour essayer de régler le traumatisme, de lui donner une autre issue. Il y a une tentative de résoudre quelque chose, mais en général, ça échoue.

Malgré le diktat de la mémoire, peut-on changer?

Oui. Freud le disait et ça a été prouvé par les neuroscientifiques: au moment où on se remémore, il y a une modification de la mémoire qui s’opère. Le problème, c’est que la plupart des gens ne se remémorent pas. Je rencontre des adultes qui ont subi des abus dans leur enfance, et je suis la première personne à qui ils en parlent. Vous imaginez ce qui s’est aggloméré autour de ces souvenirs, jamais revisités parce qu’indicibles, trop violents, trop tabous. Il faut les revisiter, voire les reconstruire s’ils sont enfermés dans l’amnésie infantile. Par notre présence en tant que thérapeute, et par le fait qu’on ouvre l’espace psychique autour de la personne, une variabilité s’introduit dans le souvenir, qui n’est plus enkysté.

* «L’hallucinatoire de déplaisir et ses fondements. Une approche neuropsychanalytique», par Liviu Poenaru, Editions universitaires européennes, 2015.

VIA: https://www.letemps.ch/societe/jhallucine-suis

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