NON-SCIENTIFICITÉ
DE LA PSYCHANALYSE
(CLINIQUE)
EXTRAIT
Poenaru, L. (2021, sous presse). Logique psychanalytique polyvalente. À propos de l'article “La logique compréhensive à l’épreuve des faits” de M. Arminjon. In Analysis, revue transdisciplinaire de psychanalyse et sciences, 5 (3).
Avant de passer à des questions plus spécifiquement liées aux logiques psychanalytiques, je voudrais insister davantage sur une considération qui me paraît, comme suggéré plus haut, plus qu’essentielle : je pense que l’assertion « la psychanalyse est une science » est fausse lorsque le concept de « psychanalyse » renvoie uniquement (comme dans la plupart des discussions philosophiques) à l’axe clinique de la discipline. Aucune clinique n’est une science ! Regardons de plus près les trois axes fondamentaux qui ne cessent de produire la confusion.
L’axe clinique
Faire de la clinique, que ce soit en médecine ou en psychanalyse, équivaut premièrement à un art du soin dans lequel le praticien mobilise certes des connaissances scientifiques (selon ses rapports aux sciences) mais principalement sa science à lui, sa subjectivité, sa méthode clinique, ses pulsions, sa mémoire, ses expériences professionnelles précédentes, la manière dont il investit son métier, ses origines, son genre, sa sagesse, la formation reçue, sa culture, sa rigueur, ses principes moraux, sa passion, etc. Il s’agit donc avant tout d’un acte créatif individuel, intersubjectif (contre-transférentiel) et processuel, d’où l’appellation « art du soin ». Réduire l’ensemble de la démarche clinique à la créativité est une erreur épistémologique qui a coûté cher à la psychanalyse tout au long de son histoire, puisqu’elle a géré ce paradoxe en défendant prioritairement une créativité en rupture avec les sciences.
La conjonction du clinique et du scientifique est un paradoxe éthique et pratique qui est source de malentendus (Benaroyo, 2016) et qui est semblable en médecine et en psychanalyse, mis à part que dans cette dernière le corpus théorique techno-scientifique est moins imposant – pour ne pas dire impérialiste – et n’est pas idéalement fondé, comme le rappelle Arminjon, sur des preuves (evidence-based).
Dans la logique de la clinique médicale, par exemple, les preuves apportent le plus souvent l’indice d’un dysfonctionnement autorisant la pose d’un diagnostic et d’une indication thérapeutique sans fournir les détails du processus de soin : réactions au traitement, résistances, erreurs de diagnostic, rechutes, interactions avec le personnel soignant, conflits intersubjectifs et éthiques, investissements émotionnels et pulsionnels, etc. Les aspects du processus de soin, qu’ils soient individuels ou collectifs, sont manœuvrés, maniés, dirigés, influencés, maîtrisés, refoulés, réprimés ou réduits différemment dans chaque processus qui est forcément singulier, qui a son rythme et sa durée (généralement plus longue en psychanalyse), et qui relève de l’art du soin et non pas de la science au sens premier du terme.
Disons, pour faire bref, que nous entendons par « science » une somme de connaissances, modèles, argumentations, méthodes, etc. qui est pré-établie, bien que sujette à une pluralité, à des débats, des incertitudes et des évolutions. Ce n’est pas cette somme de connaissances qui est au premier plan du processus de soin tout en fournissant l’arrière-fond logique nécessaire aux élaborations et aux actions thérapeutiques. Le travail sur cet axe n’est pas guidé non plus par une méthode de recherche, un protocole constitué d’hypothèses, d’objectifs, une récolte de données, la présentation de résultats, leur analyse à la lumière du cadre théorique à disposition, le questionnement des limites de son travail, etc. Je tente de dire que la méthode clinique et la méthode de recherche, malgré des similarités, font appel à des démarches et des processus de pensée différents que nous ne pouvons pas confondre.
À propos du raisonnement médical, Masquelet (2006) nous rappelle que l’incertitude des prémisses logiques est la marque constitutive de ce type de raisonnement. Cela oblige le clinicien à progresser par décisions successives : « décisions de prendre en considération tel ou tel aspect de l’histoire du patient, décision d’accorder de l’importance à un signe, décision de choisir tel examen plutôt qu’un autre » (p. 8). Le patient peut fournir un large ensemble d’informations, de récits, d’états, etc. Le clinicien, médecin comme psychanalyste, serait obligé de choisir dans la masse d’informations qu’il permet d’émerger par son écoute et ses questionnements celles qui sont pertinentes par rapport à une recherche de contenus latents à traiter en priorité. En l’absence de ce raisonnement logique qui pose des limites, nous sommes face à l’infini des possibles voire des dérives.
Nendaz, Charlin, Leblanc et Bordage (2005) entendent par raisonnement clinique « les processus de pensée et de prise de décision qui permettent au clinicien de prendre les actions les plus appropriées dans un contexte spécifique de résolution de problème de santé » (p. 236). L’étude du raisonnement clinique pourrait ainsi être abordée selon deux grandes approches : descriptive (processus utilisés naturellement par les cliniciens) et analyse décisionnelle (prescriptive, vise à optimiser le raisonnement clinique). Les processus analytiques médicaux, quant à eux, peuvent être de type : a) hypothético-déductifs (évaluation d’hypothèses jusqu’à l’obtention d’un diagnostic de présomption, démarche analytique par activation d’un réseau de connaissances, recherche active de signes positifs ou négatifs, application de règles causales ou conditionnelles, approche bayésienne) ; b.) non analytiques (inconscients et automatiques, identifiant des configurations, des patterns, des similarités avec des cas rencontrés précédemment). Retenons le caractère complexe, hybride et multistrates de la logique clinique, se situant au croisement du descriptif, de l’analytique, de l’hypothético-déductif et du non analytique (subjectif). Des trois axes que je souligne, l’axe clinique est celui qui contient les éléments les plus illogiques de la psychanalyse, se traduisant par des productions verbales et non verbales inattendues, incongruentes avec un potentiel modèle pré-établi si ce n’est celui de l’association libre.
L’axe théorique
Cet axe est le socle de toute discipline, il précède l’acte clinique et en est issu, puisqu’il est le résultat d’une histoire d’expérimentations, recherches, élaborations et consensus menant à des modèles de compréhension de certains phénomènes préalablement observés, analysés, discutés, établis (passons, afin de simplifier le propos, sur l’absence de consensus entre les diverses écoles de psychanalyse qui ne cessent de se déchirer depuis des décennies). La théorie psychanalytique fait référence principalement aux phénomènes cliniques et à leur traitement. Ces phénomènes peuvent être entendus également comme des données empiriques recueillies par l’expérimentation et l’observation, et menant à des raisonnements a posteriori.
L’axe théorique et ses logiques viennent soutenir, justifier et encadrer en permanence la pratique, la prise de décision, les mouvements personnels, les positions épistémiques et épistémologiques occupées par le clinicien et/ou le chercheur. Il est constitué de modèles établissant une représentation (simplifiée) d’une réalité d’un phénomène observé, analysé au préalable dans la pratique (clinique principalement et j’ajouterais sociale, politique, culturelle, économique, etc.). Les modèles fournissent une théorie autorisant de prévoir ce qu’il se passerait si certaines conditions étaient réunies, par exemple. Construire une théorie en accord avec les divers champs scientifiques convoque, a minima, des regards de l’épistémologie générale des sciences qui justifient la cohérence et la logique du propos. Les épistémologues s’accordent (Soler, 2019) qu’il existe, en plus des fondements épistémologiques généraux, un nombre incalculable d’épistémologies locales toutes créatrices de modèles particuliers limités à un domaine d’application.
La théorie psychanalytique est fondée sur un ensemble de postulats, chacun sous-tendu par une logique particulière :
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L’existence d’un inconscient au sein duquel œuvrent des phénomènes psychiques (potentiellement conflictuels) qui déterminent nos pulsions, nos perceptions, nos affects, nos choix d’objets, nos défenses, etc.
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L’existence de pulsions – et c’est l’originalité indéniable de la psychanalyse – émanations du croisement du somatique, du psychique et de la singularité historique/contextuelle des événements.
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La traversée de stades de développement psychosexuels.
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L’importance du complexe d’Œdipe et du narcissisme dans la maturation psychique.
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Le rôle prépondérant joué par la mémoire et les relations précoces (avec leurs qualités psychosexuelles) et leurs effets sur le développement individuel normal et pathologique, etc.
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Le rôle des traumatismes, leurs liens avec la compulsion de répétition et la psychopathologie.
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Le rôle de la mentalisation : mettre des mots, donner un sens, construire un tissu représentatif (déterminé par les normes ?) qui a comme objectif de contenir des représentations et des affects en errance, clivés, réprimés, indicibles, incontrôlables, insupportables et qui s’expriment à travers des débordements comportementaux, émotionnels ou somatiques.
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L’association libre comme principale source de connaissance de l’inconscient et de sa dynamique. « La règle c’est de dire tout ce qui vous passe par la tête, sans trier, sans avoir peur de vos incohérences », m’avait dit mon premier analyste lorsque je me suis allongé pour la première fois sur son divan. Ce pacte avec la franchise dans le rapport à soi et au monde est un prérequis primordial, présumé autoriser l’accès à la « vérité » subjective qui se dérobe face au normatif, à la morale dominante, aux universels.
Ces quelques éléments d’un large spectre théorique sont intriqués à des techniques thérapeutiques supposées efficaces : l’incitation à la remémoration et à l’élaboration des contenus psychiques, le maniement des mouvements transféro-contre-transférentiels comme preuves de vécus archaïques problématiques (notamment dans la relation mère-bébé), l’interprétation (des contenus latents, des rêves, lapsus, acte manqués), le déchiffrage de la configuration œdipienne, le cadre des séances (nombre de séances hebdomadaires, durée, dispositif en face-à-face ou divan-fauteuil, etc.).
Le corpus théorique et les techniques thérapeutiques qui le soutiennent a fait l’objet de multiples débats qui ne concernent pas uniquement la scientificité de la psychanalyse, mais aussi ses collusions avec la logique patriarcale, industrielle et consumériste (voir les débats In Analysis consacrés à des thématiques comme : Sujet digital, HLGBTIQAP+, Crises environnementales, Propagande et ses effets psychologiques). Les auteurs qui ont contribué à ces débats de la revue In Analysis plaident pour une révision de nombreux concepts (relatifs à la sexualité notamment, qui paraît désastreuse aux yeux de beaucoup en raison de son caractère normatif), pour l’urgence d’une prise de conscience des mutations contemporaines et de ses effets psychologiques, comme pour un maintien du potentiel émancipateur de la psychanalyse. L’axe théorique psychanalytique, situé au croisement de la clinique et de la recherche, démontre ainsi que le corpus théorique est une condition nécessaire mais non suffisante pour répondre aux critères de scientificité.
L’axe de recherche
L’activité de recherche représente, à mon sens, l’axe le plus foncièrement scientifique et logique, là aussi, à condition que certains critères soient respectés. La recherche en psychanalyse est fournie par les milieux académiques et par les associations professionnelles à travers des publications, des débats, des colloques, etc. Si les milieux académiques sont plus proches des principes scientifiques – tandis que les associations professionnelles sont plus proches de la clinique – ils font néanmoins l’objets de vives critiques concernant, par exemple, l’absence de fondements tangibles en accord avec les méthodologies contemporaines des sciences, la diffusion d’enseignements de la méthodologie, y compris de la méthodologie de la recherche, qui se réduisent à des contenus cliniques, etc. (HCERES, 2018). De nombreux psychanalystes s’opposent à l’idée que la psychanalyse puisse être transmise à l’université, contribuant ainsi aux mouvements d’exclusion académique qui jalonnent l’histoire de la psychanalyse :
« la recherche psychanalytique ne pouvait prendre place qu’au cœur d’un travail clinique, puisqu’elle doit tenir compte de la relation transférentielle qui constitue un cadre à la production des libres associations. Cela l’exclut de l’université car ce cadre ne peut être offert que par des psychanalystes, donc des personnes analysées et formées à cette méthode de traitement destinée aux personnes qui souhaitent réaliser une démarche personnelle (Krymko-Bleton, 2016, p. 52) »
Pour ce qui concerne les études de cas signés par des cliniciens et publiés par certaines revues de psychanalyse, l’on peut affirmer qu’elles participent de la recherche en psychanalyse. En revanche, l’on déplore, dans le cadre de ces recherches par cas, une faible validité des données (non articulées à des théories et des résultats de recherche alternatifs autorisant une triangulation théorique), l’inadéquation avec les principes de base de la recherche qualitative (Poenaru, 2020), l’obsolescence des modèles explicatifs , etc.
« Parmi les critiques adressées à la psychanalyse depuis son invention, les plus radicales concernent sa méthode de recherche même. Les récits de cas uniques, y compris lorsqu’ils sont mis en série (et donc mutuellement potentialisés dans leurs résultats), échoueraient à convaincre de leur valeur probante, tant pour la fondation des concepts disciplinaires, que – cliniquement – pour leur mise à l’épreuve d’un point de vue thérapeutique » (Visentini, 2021, p. 78).
Pourquoi échoue-t-on à convaincre de la valeur probante de la recherche psychanalytique ? Est-ce qu’il suffit de potentialiser les résultats en mettant en série des cas uniques ? N’est-ce pas parce que l’ensemble présente une faible valeur du point de vue du raisonnement logique et des critères de validitié malgré le potentiel épistémologique du « penser par cas » qui n’est a priori pas un problème dans la recherche qualitative en sciences humaines et sociales ? « Penser par cas » suffit-il pour prétendre penser scientifiquement ? Je ne pense pas, puisque les critères de validité généralement admis en recherche qualitative ne sont pas respectés dans la recherche psychanalytique alors qu’ils ne nuiraient en rien, comme pourraient le croire beaucoup de psychanalystes, à la valeur essentiellement psychanalytique de leurs réflexions, tout au contraire.
Maxwell (2012) propose une liste de critères de validité d’une recherche qualitative qui pourrait s’appliquer entièrement à la recherche psychanalytique :
- recherche d'explications théoriques alternatives ;
- recherche de preuves divergentes et de cas négatifs ;
- triangulation (collecte de données à partir de sources multiples, à l'aide de méthodes multiples et d’angles théoriques multiples) ;
- solliciter les avis de ceux qui sont familiers avec le cadre et des étrangers ;
- contrôle des membres ;
- richesse des données ;
- quasi-statistiques pour évaluer la quantité de preuves ;
- comparaison.
Nous constatons que seuls les axes théoriques et de recherche ont le potentiel d’autoriser à la psychanalyse le qualificatif de discipline « scientifique » et non pas uniquement philosophique. C’est la rigueur méthodologique – en accord avec l’épistémologie des sciences humaines et sociales qui est entièrement compatible avec l’épistémologie psychanalytique (qui présente une tendance à l’isolement épistémologique par défaut) – qui est/sera déterminante pour l’avenir scientifique de la psychanalyse et pour son inclusion/exclusion des milieux académiques.
Notes
Selon le thorème de Bayes, le clinicien a une conception a priori de la probabilité d’un diagnostic particulier.
In Analysis 3(2), 2019, Sujet Digital : https://www.sciencedirect.com/journal/in-analysis/vol/3/issue/2
In Analysis 4(3), 2020, HLGBTIQAP+ : https://www.sciencedirect.com/journal/in-analysis/vol/4/issue/3
In Analysis 5(1), 2020, Crises environne_mentales : https://www.sciencedirect.com/journal/in-analysis/vol/5/issue/1
In Analysis 5(2), 2020, Propagande et ses effets psychologiques (sous presse) : https://www.sciencedirect.com/journal/in-analysis/articles-in-press